Tribune publiée dans Le Monde, le 24 mai 2018
« Suicide-toi », « ferme ta gueule », « chienne », « hystérique », « mal baisée », « tu as couché pour réussir », « va te faire violer »… Nous, femmes journalistes, sommes régulièrement confrontées aux violences en ligne. Celles-ci sont protéiformes : quand certaines d’entre nous reçoivent des insultes isolées, quelques Tweet ou des commentaires sous un article, d’autres sont la cible d’un cyberharcèlement organisé incluant menaces de viol, menaces de mort, tentatives de piratage, publication de données privées, réception d’images violentes et autres joyeusetés. Appelés familièrement « raids », ils s’organisent parfois viades forums ou des groupes Facebook secrets.
Le cyberharcèlement peut toucher tout le monde. Mais parce qu’ils s’expriment en public, les journalistes y sont particulièrement exposés. Parmi eux, les femmes sont une cible privilégiée. Elles le sont encore davantage si elles sont non blanches, issues de la communauté LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), grosses ou en situation de handicap, voire qu’elles assument l’étiquette de « féministe ».
Comme toutes les violences contre les femmes, le cyberharcèlement découle d’une volonté de réduire au silence par des procédés sexistes et, souvent, des insultes à caractère sexuel. Et cela fonctionne : combien de femmes journalistes ont déjà dû quitter les réseaux sociaux, se rendre anonymes ou passer leur compte en mode « privé » à cause de ces violences en ligne ?
Angoisse physique, stress important
Quand on entend parler de harcèlement sur Internet, on pense d’abord à un problème qui touche les jeunes à l’école primaire ou au collège. Le phénomène est en réalité plus global, plus généralisé et peut aussi pénaliser des professionnelles. Qu’elles travaillent sur le féminisme, les discriminations, les jeux vidéo, le numérique, la politique – surtout l’extrême droite –, et en réalité sur tous types de sujets, les femmes journalistes sont exposées en première ligne au cyberharcèlement.
Or, Internet, c’est la vraie vie. Ce qui se dit sur les forums, ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux ne flotte pas dans l’air de manière éthérée. Cela atteint réellement. Angoisse physique, stress important, problèmes de concentration, peur de rentrer chez soi quand le harcèlement passe de l’autre côté de l’écran et inquiétude pour ses proches… C’est pourquoi Prenons la une en appelle aux rédacteurs et rédactrices en chef, et aux manageurs à divers niveaux, pour que le cyberharcèlement soit, enfin, pris au sérieux. Il devrait être appréhendé comme « un accident du travail ».
Cela passe par une série de bonnes pratiques afin de mieux accompagner les journalistes victimes de violences en ligne. Nous recommandons une meilleure sensibilisation et une formation des équipes de management, des rédacteurs et des ressources humaines à ce genre de situations, ainsi qu’aux questions de cybersécurité.
Filtrer les commentaires haineux
Quand ces violences se produisent, il est important d’écouter la victime, de ne pas rejeter la faute sur elle, en lui faisant divers reproches. Les responsables sont les auteurs de cyberviolence, et eux seuls. En plein épisode de harcèlement, il peut être utile de mandater une personne tierce pour effectuer un travail de veille des attaques et des menaces, afin de préserver la victime. Ce collègue journaliste ou community manager (chargé de gérer les réseaux sociaux) pourrait, par exemple, filtrer et traiter les commentaires haineux.
Il pourrait aussi l’aider à maîtriser les conditions de visibilités de ses posts sur les réseaux sociaux. Il nous paraît également souhaitable d’accompagner juridiquement la personne concernée pour porter plainte, par exemple, en mettant à sa disposition l’avocat de l’entreprise.
En droit français, il faut faire constater l’insulte par un huissier dans l’idéal, puis porter plainte contre chacun des agresseurs, même dans le cadre du « délit de cyberharcèlement groupé » qui vient d’entrer dans la loi « renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes » (adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale). N’oublions pas que cela représente un coût important et du temps à y consacrer.
Enfin, si nécessaire, et avec l’accord de la victime, la rédaction peut réagir officiellement sur les réseaux sociaux en publiant une précision sur le contenu à l’origine du déclenchement du cyberharcèlement. Ou en émettant simplement un soutien public. Quand une journaliste est harcelée, c’est toute la rédaction qui est touchée. Ne fermons plus les yeux.