Le crime passionnel n’existe pas
Tribune publiée dans Libération le 24 novembre 2014
“Papy Marcel, jugé pour un crime passionnel commis à 90 ans” (1); “Gard : la thèse du crime passionnel privilégiée à Sernhac” (2); “Drame de la séparation à Metz : le mari tue sa femme”(3). Ces titres sont explicites, et pourtant ils sont faux.
Le crime passionnel n’existe pas : il n’a jamais fait partie du code pénal. Le drame, lui, est un genre théâtral. “Crime passionnel”, “Drame de la séparation”, “drame familial” ne sont pas des expressions journalistiques correctes pour qualifier des meurtres.
Et pourtant, les médias en abusent et contribuent ainsi à minimiser d’emblée la responsabilité du meurtrier présumé, voire à l’effacer… La “passion” c’est ce qui nous dépasse. Le “ drame” évoque l’accident, et occulte la violence. A chaque fois qu’un (e) journaliste utilise ces termes, c’est bien l’argumentaire du meurtrier qui est retenu. La version de la victime ? Elle n’est plus là pour raconter.
Pour la rubrique Fait-divers, ce genre journalistique qui emprunte souvent à l’inconscient romanesque et se délecte des archétypes, il n’y aurait que de l’amour déçu et des meurtriers malgré eux. Alors que ces histoires forment un phénomène de société, un des nombreux visages que prend la violence faite aux femmes par les hommes.
Le “crime passionnel” de Papy Marcel ? Il a défoncé le crâne d’une amie et a jeté son corps dans un ruisseau parce qu’elle se refusait à lui. Le “crime passionnel” de Sernhac ? Le mari poignarde son épouse à plusieurs reprises dans le cou, parce qu’elle voulait le quitter. Derrière ces titres, se cache une réalité chiffrée.
En 2013, 159 personnes ont été tuées par leur partenaire, selon le Ministère de l’intérieur. 129 femmes et 30 hommes. Dans la plupart des cas, le meurtre est commis dans un contexte de séparation, et après une longue histoire de violences. Précisons aussi que la moitié des femmes devenues meurtrières étaient elles-mêmes victimes de violences répétées infligées par leur compagnon, selon la même enquête.
Pour que le traitement journalistique soit juste, et contextualisé, il conviendrait de rappeler ces chiffres à chaque article traitant de ce type de violence. Il conviendrait de toujours se souvenir de ces deux questions : Qui est l’auteur ? Qui est la victime ? Il faudrait également s’intéresser au passé violent de l’auteur, aux possibles plaintes, aux mains courantes déposées par la victime et le concernant. Les femmes en situation de violence doivent comprendre grâce aux médias qu’elles ne sont pas responsables de la situation qu’elles subissent, et qu’elles peuvent s’en échapper. Un numéro existe aussi pour elles, il suffirait de quelques signes pour le rappeler quand on évoque ce genre de sujet. C’est le 3919.
Les expressions doivent aussi être choisies avec soin. Elles ont un sens, nous l’avons vu. Bannissons le “crime passionnel” de nos colonnes, comme l’a fait la justice du code pénal. Les termes “meurtre conjugal” ou “meurtre par partenaire intime” (qui incluent l’amant, ou le prétendant éconduit) reflètent mieux la réalité.
En Espagne, des médias ont adopté dès 2001 une charte de bonnes pratiques journalistiques sur le traitement de la violence faite aux femmes (5). La France devrait s’en inspirer.
Le fait-divers ne vaut d’être raconté que s’il est contextualisé, pour ce qu’il dit de notre société, et ce qu’il nous permet de ne plus reproduire. Le crime passionnel n’existe pas. La violence faite aux femmes, elle, est bien réelle.
Par le collectif Prenons la Une
(1) BFMTV, 26 mars 2014.
(2) Midi Libre, 17 août 2014.
(3) L’Est Républicain, 26 juin 2014.
(4) Source : « Etude nationale sur les morts violentes au sein du couple. Année 2013 ». Ministère de l’intérieur, délégation aux victimes.