“Le faible nombre de personnes racisées dans les rédactions nuit à notre mission d’information”
Tribune publiée dans Télérama le 7 juillet 2020
Nous sommes des journalistes femmes. Nous exerçons dans la presse écrite, à la télé, à la radio, sur le Web. Parmi nous, nous comptons des consœurs issues de la diversité, comme on aime dire. Nous sommes des professionnelles de l’information qui observons chaque jour les pratiques de notre métier, ses excès, ses dérives racistes aussi.
Comme lorsqu’un journaliste noir, en train de nettoyer son ordinateur, entend un collègue se mettre à chantonner « Nétwayé, baléyé, astiké », de Zouk Machine. Ou qu’une consœur stagiaire est qualifiée de « nègre » par un collègue ‒ il ne sera pas inquiété, même après signalement aux ressources humaines. C’est aussi ce confrère à qui l’on dit : « T’es le seul Noir de la rédaction. Ah non, regarde, il y a aussi les vigiles et les femmes de ménage. » C’est une journaliste qui souligne auprès d’un rédacteur en chef en quoi le mot « beurette » est insultant et qui se voit répondre : « Bah, “beurette de banlieue”, c’est un pléonasme, non ? Ça va ensemble. Tu sais ce que c’est, un pléonasme ? » C’est encore une consœur à qui une collègue demande : « Ta maman, elle porte le voile d’intégriste? » C’est une journaliste d’origine maghrébine aux cheveux bouclés à qui l’on affirme : « Ce serait mieux que tu te lisses les cheveux pour les duplex. » Ou encore cette journaliste d’origine asiatique que l’on surnomme « Katsuni » un matin quand elle arrive en jupe… C’est une journaliste conviée sur une chaîne d’info et déprogrammée à la dernière minute parce qu’une autre invitée racisée se trouve aussi sur le plateau – « Ça ferait doublon », lui explique-t-on.
Au sein de l’association Prenons la une, qui travaille à une juste représentation des femmes dans les médias et à l’égalité professionnelle dans les rédactions, nous répertorions depuis des mois ces exemples. Ils sont nombreux et frappants. En pleine crise sanitaire, des rassemblements ont eu lieu pour protester contre les violences policières et pour la justice autour d’Assa Traoré : certaines rédactions parlent d’« émeutes raciales ». Qu’est-ce que cela dit de notre travail ? Que l’on caricature, que l’on ne se renseigne pas assez (alors que c’est la base de notre métier), que l’on parle d’une seule voix alors que la société et notre lectorat sont divers. Tant qu’il n’y aura pas plus de journalistes racisé.e.s dans les médias, le racisme frontal ou « ordinaire » continuera dans les rédactions ; il s’insinuera dans les articles que nous écrivons et les reportages que nous réalisons ; il s’affichera sur les unes d’un quotidien national et sur les plateaux de télévision. Sans cela, le traitement du racisme, des inégalités sociales ne pourra être précis, informé, ouvert, pertinent. Le recrutement de personnes issues de la diversité est indispensable. La diversité à l’intérieur des rédactions amènera à plus de diversité sur les plateaux, sur les unes, dans les paroles données en reportage. Il est urgent de multiplier les points de vue.
Nous ne sommes pas les seules à le dire, mais encore beaucoup de rédactions ne voient pas le problème. En 2018, Libération se posait la question : sa rédaction était-elle blanche ? « On l’a été. On l’est encore. Ça a changé un peu. On part de loin. » Le ministre de la Ville et du Logement Julien Denormandie le soulignait le 13 juin 2020 dans une interview au Parisien : « La diversité dans nos chaînes de télévision n’a encore rien à voir avec la société. Le CSA publie tous les ans un rapport sur la représentation de la diversité de la société française à la télé et à la radio. Les résultats sont éloquents. Nous devons absolument créer les conditions pour y remédier. » Il propose de renforcer les capacités d’évaluation du CSA avec des indicateurs plus fins et un suivi, chaîne par chaîne, rendu public afin d’inciter les médias à prendre des engagements plus forts en matière de diversité. Nous le souhaitons aussi, ainsi qu’un croisement des données avec celles du genre, comme nous l’avons expliqué lors de quatre auditions à l’Assemblée et au Sénat ces six derniers mois.
Notre métier consiste à faire entendre toutes les voix, notre responsabilité est en jeu, nous ne pouvons pas continuer à nier que le très faible nombre de personnes racisées dans les rédactions nuit à notre mission d’information, que cela perpétue les stéréotypes racistes, la violence. Le Washington Post, quotidien américain de référence, vient d’ailleurs d’annoncer le recrutement de douze personnes, y compris à des postes à responsabilité, pour mieux documenter les questions raciales – toutes thématiques confondues – et s’engage à plus d’inclusion et de diversité dans sa politique salariale. En Grande-Bretagne, la BBC, qui estime que « les changements dans les médias ne sont pas assez rapides », vient également d’annoncer qu’elle investira 100 millions de livres sur trois ans pour diversifier le recrutement mais également les programmes.
En France, dans une tribune parue dans Le Monde, la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye interrogeait récemment : « Pourquoi ne pas poser de manière apaisée et constructive le débat autour des statistiques ethniques ? » Compter permet de prendre conscience de cette sous-représentation. Nous proposons au ministère de la Culture de contraindre les médias qui bénéficient d’aides à faire un audit sur la part de diversité de leurs équipes (sans oublier les postes à responsabilité). Pour que les postes soient ouverts à tou.te.s, nous demandons que les rédactions rendent publiques systématiquement les offres d’emploi sur une plateforme consacrée au journalisme. Cette mesure de transparence permettra de s’affranchir de la logique généralisée du « carnet d’adresses », qui favorise la cooptation et exclut trop souvent les femmes, les personnes racisées. Nous demandons aux dirigeant.e.s des rédactions de sensibiliser et former les délégué.e.s du personnel aux questions de racisme. Enfin, nous souhaitons qu’ils affichent de manière visible sur les murs de leur rédaction une charte qui rappelle les sanctions encourues, notamment pénales, en cas de propos ou d’actes discriminatoires. Et qu’elle soit signée lors de chaque recrutement.
Sans ça, les rédactions resteront désespérément blanches et uniformes. Ce n’est pas comme cela que notre profession pourra raconter le monde d’après.